Une expérience de réconciliation en Palestine - Israël


Gilbert Charbonnier

Conférence donnée lors de l'Assemblée Générale de l'AFOM,
Maison des Lazaristes, 95 rue de Sèvres, 75006 Paris
Samedi 28 mai 2005, 14 h.

Introduction

Acceptez d'abord que je vous salue tous, et vous remercie pour votre invitation et votre accueil dans vos assises, ainsi que pour la confiance que vous me faîtes de me donner la parole sur un sujet aussi douloureux. Avant tout, je veux faire acte de modestie et d'humilité. Je ne suis un expert en rien, et je parle avec difficulté ! Mon itinéraire personnel a fait que je suis habité par l'expérience de divers conflits, depuis l'enfance avec la 2 guerre mondiale, en passant pare l'Algérie, la Corse, ma propre famille, et diverses formes d'exclusions, telles que la prison, la marginalité sociale, et plus particulièrement aujourd'hui l'exclusion de la maladie et du handicap.

La seule raison qui me vaut d'être parmi vous est d'avoir été, il y a un an, un « EA » (accompagnateur œcuménique) parmi les quelques 150 qui ont participé au Programme d'Accompagnement en Palestine-Israël mis en place par le Conseil œcuménique des Eglises. J'y fus moi-même envoyé par mon Eglise évangélique luthérienne de France.

Avant tout autre propos, je me permets d'ajouter un mot au titre donné à ma petite contribution. Je vous propose de l'intituler « Une expérience de réconciliation en Palestine-Israël ». En effet, le seul mot Palestine est ambigu. Il désigne une globalement région comprise entre les frontières de l'Egypte, de la Jordanie, de la Syrie et du Liban. Mais il sert aussi à nommer une réalité humaine et politique que l'on appelle par ailleurs les Territoires occupés, ou la Cisjordanie plus la Bande de Gaza. De fait, la plus grande partie de mon séjour (qui date déjà d'un an) s'est effectivement déroulée dans cette région. Mais le projet de réconciliation qui a motivé cette expérience n'aurait aucun sens sans inclure la réalité humaine et politique que représente l'Etat d'Israël.

Et d'ailleurs les responsables du programme auquel j'ai participé pendant trois mois ont le souci permanent de la réalité israélienne, comme de nous faire rencontrer la population israélienne dans sa diversité. La directrice locale de notre séjour était (et demeure d'ailleurs!) l'épouse d'un juif israélien. Si, dans mon exposé, il est surtout question de mon expérience quotidienne au contact de la population arabe palestinienne, il importe de souligner dès maintenant le souci permanent de tenir compte et de comprendre la situation et l'état d'esprit de la  population israélienne.

En dehors des situations de tyrannie où il s'agit alors d'anéantir un pouvoir maléfique, une capitulation sans condition de l'adversaire n'aboutit pas à la paix, mais à son esclavage, à une situation injuste sinon inhumaine. Se réconcilier, faire la paix impliquent un désir envers l'autre, une reconnaissance de l'autre, de ses droits fondamentaux, de son humanité égale à la sienne.

1. Situation de violence sur un tout petit territoire

Même si on le sait déjà avant de partir, nombreux sont ceux qui, à leur arrivée, sont surpris par l'exiguïté de cette région qui fait penser à une miniature géographique et humaine complexe. Il suffit de faire quelques kilomètres pour avoir l'impression de changer de pays et de culture. A coté de trois langues plus ou moins officielles, l'anglais, l'hébreu et l'arabe, il n'est pas difficile d'entendre parler une autre langue africaine, asiatique ou européenne. dans l'un ou l'autre des groupes de pèlerins, ou bien parce qu'un Israélien immigré reçoit la visite d'un ressortissant de son pays d'origine. Autant de mondes qui se superposent sans vraiment se rencontrer. Au sein même de la famille arabe, les Palestiniens tiennent à bien marquer leur différence par rapport aux populations des pays voisins.

Quelques chiffres

Il n'est pas inutile de rappeler quelques données chiffrées pour caractériser la complexité humaine, politique, sociale et culturelle de cette région.

La région, dans son ensemble, représente une superficie approximative de 27 000 Km². 21 000 km² sont occupés par l'Etat d'Israël, et 6 000 km² correspondent à la Bande Gaza et à la Cisjordanie occupés depuis 1967 par l'armée israélienne.

D'après les données publiées en 2003, en Israël, la population représente environ 6 900 000 h, dont 75 % sont juifs, et 20 % musulmans (soit 1 300 000 h.). La population israélienne a été multipliée par 8,5 depuis 1948. 65 % des Israéliens (qu'on appelle Sabras) sont nés dans le pays. Depuis 1948, on compte 3 000 000 d'immigrés (dont 1 000 000 depuis 1990). Les immigrés ont des origines très diverses : 950 000 viennent de l'ancienne URSS ; 157 000 du Maroc ; 110 000 de Roumanie ; 70 000 d'Amérique du Nord ; 70 000 d'Ethiopie ; 70 000 d'Irak ; et 64 000 de Pologne.

La Cisjordanie (frontière d'avant la construction du mur) a une superficie de 5665 km² pour 2 300 000 h. dont plus de 650 000 h. sont des réfugiés (175 000 d'entre eux vivent dans des camps). La Bande de Gaza a une superficie de 365 km² et compte 1 300 000 h. dont 900 000 h. sont des réfugiés (480 000 d'entre eux vivent dans des camps). Soit une densité de 400 h/km² en Cisjordanie, et de 600 h/km² à Gaza. En Israël, la densité est de 300 h/km². A ces populations, il convient d'ajouter 2 520 000 h. réfugiés en Jordanie, Liban et Syrie, dont 645 000 vivent dans des camps. En Cisjordanie comme dans les pays limitrophes les camps de réfugiés sont gérés par l'UNRWA, organisme créé dans ce but par l'ONU en 1950.

Quelques comparaisons serviront à concrétiser ces données : La Cisjordanie et la Bande de Gaza réunies ont une superficie globale d'environ 6 000 km², soit à peine plus que le département du Gard (5 850 km²). Elles comptent
      3 600 000 h., contre 620 000 pour le Gard.

Ce pays est dans une situation de conflit armé entre les populations israélienne et palestinienne, depuis la fin de la 2 guerre mondiale. A la suite de plans de paix et de partage successifs, d'initiatives militaires diverses, et de propositions de règlements divers (Oslo I et II, Camp David, Taba, etc…) non abouties, l'armée israélienne assure directement la sécurité dans la plus grande partie des Territoires occupés (Les zones B et C, définies lors des accords d'Oslo II -1995-, soit 82 % du territoire) ; et elle ne » se prive pas de pénétrer partout où et quand elle le juge utile.

Du coté palestinien, la violence est constituée par un antagonisme radical anti-israélien qui a eu d'abord le caractère du refus d'un mouvement colonial, et qui s'est radicalisé sous l'influence des courants islamiques extrémistes de ces dernières années. Mais les deux intifada apparaissent comme la réaction du désespoir face à une situation d'injustice et de détresse pour la population palestinienne.

Du côté israélien, la violence est une démonstration de force militaire vis-à-vis de la menace permanente de l'agressivité de la population palestinienne. Il s'agit de prévenir les attaques terroristes par tous les moyens, et de réduire à zéro la capacité de nuire de la population palestinienne. Mais la violence est aussi celle d'une entreprise de colonisation consistant en l'appropriation d'un territoire. Processus de confiscation et d'expulsion des occupants. Déjà lors de la période antérieure à la deuxième guerre mondiale les responsables politiques israéliens parlaient du « déplacement » de la population arabe vers les pays arabes voisins. L'implantation et le développement de nouvelles colonies en Cisjordanie et à Jérusalem Est, ainsi que le tracé de l'actuel mur de séparation ou de sécurité correspond à l'annexion de 40 % de la superficie des territoires occupés en 1967, que les lois et le droit international devraient protéger en tant que tels vis-à-vis de la puissance occupante. Ils sont devenus aux yeux des Israéliens des « territoires disputés », ou en d'autres termes des « territoires revendiqués ». De la sorte le Mur ou barrière de séparation est devenu une barrière d'apartheid, cantonnant la population palestinienne dans des zones de Bantoustans.

60 % de la population palestinienne vit déjà au-dessous du seuil de pauvreté de 2 US$/jour. Seule l'aide internationale (UNRWA, Union européenne, pays arabes, Croix rouge internationale et diverses ONG …) permet d'éviter une catastrophe humanitaire de grande envergure. Toute une population vit une situation d'oppression. Elle est incapable de mettre en œuvre un projet national, et est réduite à une situation de dépendance et de sous-développement. L'économie palestinienne est exsangue, et sous contrôle israélien.

2. La présence chrétienne en Palestine-Israël - l'appel des Eglises palestiniennes

A l'inverse des chrétiens occidentaux portés à considérer cette partie du monde comme une terre de mission, les chrétiens arabes palestiniens ont plutôt conscience de vivre sur une terre de tradition. Ils se considèrent comme les héritiers des témoins évangéliques et de la période apostolique. Ce n'est pas le lieu, ici, d'entrer dans la complexité du tableau des diverses traditions, mais il convient de noter que les diverses Eglises orientales ont toutes à cœur de manifester leur antiquité en faisant remonter leurs origines à tel ou tel membre du collège apostolique. Les unes et les autres se considèrent comme dépositaires de la tradition évangélique fondatrice, et se croient même un peu propriétaires de la piété rituelle attachée à tel ou tel lieu sacralisé par la tradition.

On peut retrouver aujourd'hui encore, dans l'éventail ecclésiastique, les différentes strates de l'histoire du Moyen-Orient. Les Eglises pré-chalcédoniennes (copte, syriaque, arménienne) sont les héritières de la résistance à l'influence de Byzance-Constantinople, d'avant 451, date du véritable « schisme d'Orient » à leurs yeux. La famille orthodoxe grecque est majoritaire, et a conscience de représenter la continuité de la tradition chrétienne orientale, antérieure à la rupture du 11 siècle entre Rome et Byzance. Les Eglises du Patriarcat latin, ou de rite oriental rattachées à Rome (les Melkites), portent la marque des croisades, et de l'éphémère royaume latin de Jérusalem du 12 siècle. La famille protestante (luthériens et anglicans) est l'expression du poids des puissances d'Europe occidentale sur l'histoire du pays principalement au 19 siècle, à cette catégorie on peut encore ajouter l'Eglise (presbytérienne) d'Ecosse présente à Jérusalem depuis 1927. Leurs institutions ecclésiastiques s'appuient en grande partie sur les activités d'établissements sanitaires (hôpitaux) ou scolaires. Ces Eglises dépendent largement de la solidarité des églises-mères occidentales. Ces églises ont ceci de commun d'être généralement composées de fidèles ou de pasteurs arabes qui ont conscience d'appartenir au peuple palestinien, et d'être solidaires de son destin actuel. Elles sont présentes tant en Israël que dans les territoires occupés (Cisjordanie et Gaza).

Au 20 siècle, une nouvelle présence chrétienne, très minoritaire, s'est ajoutée, presque exclusivement en territoire israélien. Elle est constituée de communautés évangéliques nées d'activités missionnaires venues principalement du monde anglo-saxon. Elles se rattachent de façon diversifiée à une réinterprétation chrétienne du sionisme. Elles ont un projet de présence évangélisatrice tout en se conformant aux institutions israéliennes. Il ne faut pas oublier non plus les communautés juives messianiques qui adhèrent au message évangélique tout en affirmant leur judaïté. On peut aussi rattacher à cette famille la petite branche de l'Eglise catholique latine qui a entrepris de retrouver l'usage de l'hébreu comme langue liturgique, et de restaurer la référence au patrimoine culturel juif dans l'expression de la foi et dans la vie ecclésiale. Un évêque auxiliaire adjoint au Patriarcat latin est chargé de ce courant. Cette mouvance a ses propres réseaux de solidarité ; ils entretiennent quelquefois des liens assez étroits avec les institutions israéliennes, et en reçoivent même quelques soutiens ou avantages matériels. Mais ils accordent relativement peu d'intérêt à la situation de la population palestinienne et des églises arabes.

Les Eglises palestiniennes, elles, font partie de la Conférences des Eglises du Moyen-Orient (une trentaine d'Eglises) dont le siège social est à Chypre. Elles sont aussi membres du Conseil œcuménique des Eglises qui rassemble une douzaine d'Eglises du Proche Orient.

Globalement, la communauté chrétienne arabe ne représente plus que très peu de la population palestinienne : 1,4 % de la population, alors qu'au milieu du 20 siècle, elles regroupaient 20 % de la population arabe. On évalue à 50 000 environ le nombre des chrétiens palestiniens, dont 10 000 dans la ville de Jérusalem-Est, toutes confessions confondues. Cette fonte de la communauté chrétienne arabe est due à l'immigration à laquelle elle se voit obligée plus que tout autre. En effet la pression économique et les contraintes de tous genres imposées par les autorités israéliennes sont encore accentuées par son caractère minoritaire et sa fragilité numérique. Dans son dernier message de Pâques 2005, l'évêque luthérien de Jérusalem, le Père Munib Younan, fait ouvertement état de ses craintes concernant la disparition physique de la chrétienté arabe non seulement en Israël-Palestine mais dans tout le Moyen-Orient.

Les Eglises palestiniennes se doivent donc avant tout de relever le défi fondamental de leur survie. Et il importe que les Eglises du monde entier entendent ce cri d'alarme, et s'interrogent sur l'aide à leur apporter à ce niveau. Il y a sans doute du chemin à faire déjà dans ce domaine.

Mais dans leur faiblesse les Eglises de Palestine sont porteuses d'une mission, en tant que telles, dans le dramatique conflit où elles sont engagées. Elles sont témoins de l'Evangile de Jésus-Christ, de son message de paix, de justice et de réconciliation au sein de l'affrontement de deux populations qui incluent des références religieuses exclusives dans leurs identités respectives.

Les Eglises palestiniennes se trouvent donc devant un certain nombre d'enjeux :

  1. Elles sont membres de la population palestinienne arabe, et sont solidaires de sa lutte pour sa survie et pour le respect de ses droits fondamentaux, en référence aux Droits de l'Homme reconnus par la communauté internationale. Leur engagement dans ce sens dépasse largement le plan humanitaire ; il correspond à la défense de leurs intérêts vitaux.
  2. Elles sont témoins du message de paix de l'Evangile de Jésus-Christ. Et à cet égard elles sont porteuses localement du témoignage de l'Eglise universelle : La seule voie de la paix est celle de la justice, du pardon et de la réconciliation, ici et maintenant. La paix n'est possible entre deux parties que lorsque chacune assume ses peurs, ses souffrances et ses conflits passés ou historiques, et quelquefois vécus avec d'autres, pour voir dans le partenaire présent un compagnon, un associé pour un avenir partagé, une créature bénéficiaire des mêmes promesses, appelée à la même espérance.
  3. Témoins de cette espérance, et quelquefois contre elles-mêmes, elles ont à affirmer la sacralité universelle de toute la création. La terre entière est faite pour être partagée, et non pour être possédée de façon exclusive ou confisquée à d'autres. Le thème théologique de l'élection n'instaure pas une zone de droit privilégiée d'où les autres seraient absents.
  4. Elles ont à mettre en évidence la dimension spirituelle et religieuse du conflit, ainsi que des voies possibles de résolution. Dieu n'appartient jamais à telle ou telle communauté, ou famille spirituelle. Alors que l'on assiste à une radicalisation religieuse du conflit par certains groupes extrémistes, et à un renouveau de la référence religieuse chez les responsables politiques dans l'exercice de leurs fonctions, il convient de rappeler que toute appropriation de Dieu et de sa grâce providentielle est une erreur et une faute. C'est dans ce sens qu'il faut entendre le récent appel de l'évêque luthérien de Jérusalem en vue d'une collaboration inter-religieuse autour des « valeurs communes » aux diverses religions (cf. son message de Pâques 2005).

Les Eglises palestiniennes s'unissent pour parler à leurs églises sœurs à travers le monde. Dernièrement, les responsables des Eglises de Jérusalem (le Patriarche latin et les Evêques anglicans et luthérien) ont formulé un appel commun, retransmis par le COE.

3. Le programme oecuménique d'accompagnement en Palestine- Israël (EAPPI, ou en français POAPI)

Dans le cadre de sa décennie contre la violence mise en œuvre en l'an 2000, le Conseil œcuménique des Eglises a pris à son compte l'invitation des Eglises palestiniennes à mettre en œuvre un programme d'action pacifique non-violente initié par l'ONG Christian Peacemakers Team, issue des Eglises Adventistes, Mennonites, et Quakers des Etats-Unis.

Depuis l'automne 2002, le Programme œcuménique d'Accompagnement en Palestine-Israël est en place. Une équipe internationale variant de 15 à 25 personnes est sur place, sous l'autorité d'une Commission internationale de Coordination à Genève, et d'une Commission de Coordination locale à Jérusalem, à laquelle participent les diverses églises palestiniennes. Une Canadienne, une Américaine et maintenant une Sud-africaine ont successivement assuré à plein temps la coordination du travail des volontaires. Une Palestinienne fait aussi fonction de coordinatrice adjointe.

Plus de 150 personnes envoyées par quelques 30 Eglises différentes, d'une douzaine de pays, se sont succédé pour un séjour 3 mois (quelquefois renouvelé une fois). Ces équipes sont réparties en différents lieux où existent une des souffrances particulières dues au conflit (camps de réfugiés ; sécurité des personnes -adultes ou enfants- menacée par des colons israéliens établis à proximité ou à l'intérieur même d'une agglomération ; impossibilités de déplacement pour les soins, le travail ou les études du fait du Mur -ou Barrière- de Sécurité). Les volontaires internationaux apportent leur concours à la présence et au service rendu par les communautés chrétiennes locales, ou bien ils sont placés dans des milieux tout à fait extérieurs aux églises pour manifester en leur nom la solidarité des chrétiens avec telles ou telles victimes de la violence militaire ou institutionnelle (barrages ; destructions de maisons ; confiscations de terres ; arrestations brutales ; privations de ressources en eau, etc…).

La mission et les objectifs de ce programme œcuménique sont formulés ainsi (cf. site Web EAPPI)

« La mission du programme est d'accompagner les Palestiniens et les « Israéliens dans leurs actions non violentes pour mettre fin à l'occupation des Territoires palestiniens. Les objectifs sont de :

Dans l'édition anglaise des nouvelles mensuelles diffusées par le service de presse du Conseil œcuménique, la présentation du programme est faite en ces termes : « Le Programme œcuménique d'Accompagnement soutient l'action des  Palestiniens et « des Israéliens pour la paix :

La décennie du Conseil œcuménique des Eglises contre la violence a été placée sous le mot d'ordre «Vaincre la violence». Si l'on comprend le verbe vaincre comme signifiant « faire disparaître », il faut bien admettre que jusqu'ici le bilan n'est pas encourageant. Mais c'est déjà une victoire si la violence n'a pas le dernier mot, si elle ne provoque pas la résignation, si des femmes et des hommes se lèvent pour accompagner ceux qui la subissent, et inventent avec eux des moyens de vivre et d'espérer quand même. Certains Accompagnateurs œcuméniques sont aussi amenés à faire part d'expériences passées dans leurs propres pays, et des luttes qui y furent menées pour la justice et la paix dans la non-violence. Des volontaires d'Afrique du Sud font par de leur expérience de l'Apartheid ; d'autres venant d'Allemagne témoignent de leur expériences en relation avec le Rideau de fer et le Mur de Berlin.

Mon expérience personnelle

Pour ce qui me concerne, cette mission d'accompagnement a consisté en mon envoi pendant la période comprise entre avril et juillet 2004. Je fis partie de la 7 équipe (en ce moment nous en sommes à la 12 équipe dont fait partie une nouvelle personne envoyée par une autre Eglise membre de la Fédération protestante de France). Après quelques jours de formation initiale, j'ai été envoyé, en compagnie d'un spécialiste en pédagogie norvégien et d'une assistante sociale suisse, dans une bourgade entièrement rurale de Cisjordanie, Jayyous, limitrophe du territoire d'Israël, qui fait la douloureuse expérience de la construction de la « barrière (ou mur) de séparation » qui lui a coûté déjà plus de 40 hectares de ses terres (parcelles cultivées et oliveraies) pour les travaux, et dont 73 % de sa superficie se trouvent maintenant de l'autre coté du « mur ». Les paysans ne peuvent y accéder qu'à travers une porte gardée par des militaires israéliens et ouverte seulement à trois reprises dans la journée suivant des horaires très irrégulièrement suivis (attentes très longues et pertes de temps, chaque jour - une semaine de 35 h. perdue chaque mois …). Seuls les paysans propriétaires d'un terrain y ont accès. Pas les ouvriers agricoles réduits au chômage, non plus que les grossistes ne peuvent venir prendre livraison des récoltes dans les champs selon l'usage auparavant. De plus les paysans doivent payer un droit de péage pour vendre leur production dans la grande ville voisine de Naplouse, alors que les produits arrivant d'Israël en sont dispensés. Concurrence peu loyale. Entre 2003 et 2004 les revenus des paysans ont diminués de plus de 40 %.

A ces conditions de travail s'ajoute l'insécurité créée par les patrouilles dans le village des forces d'occupation israéliennes avec tir de gaz lacrymogènes, de bombes assourdissantes ou balles de caoutchouc. Insécurité créée aussi par les perquisitions voire les arrestations à toute heure du jour ou de la nuit, par les occupations de maisons, par le chômage de 40 % de la population, par le manque d'eau tant pour la consommation familiale que pour le bétail, par le manque d'électricité. Situation de pénurie. Nombreuses sont les familles où il n'y a qu'un repas par jour, les ¾ des familles des élèves de l'école maternelle ne peuvent payer les frais de cantine qui fonctionne grâce seulement à un soutien étranger. Les employés municipaux ne sont plus payés. Les enseignants reçoivent des salaires de misère et doivent vivre pauvrement. Inutile de parler de l'inexistence de leurs moyens pédagogiques.

Dans ces conditions que peut signifier l'accompagnement apporté par des internationaux ne parlant pas ou très peu l'arabe ? Heureusement, l'anglais permet de communiquer assez largement avec tous ceux qui sont en situation de responsabilité, et même avec beaucoup de familles de condition modeste.

  1. L'accompagnement réside d'abord dans un travail d'écoute. Là-bas comme ailleurs, l'un des premiers besoins des personnes en situation de souffrance est d'être écoutées. Et cela nécessite du temps, de la disponibilité, et quelque savoir-faire.
  2. Accompagner signifie imaginer des voies non-violentes de résolution du conflit, travailler à passer d'un rapport de force et de peur à une relation de confiance et de respect mutuel, et à un état de droit.
  3. L'accompagnement consiste aussi à être témoin (constater sur place, et témoigner auprès de qui de droit) de la confrontation des gens avec les diverses formes d'oppression ou de discrimination qu'ils subissent.
  4. Accompagner signifie éventuellement s'interposer dans telle ou telle situation d'agressivité. - Protéger des enfants sur le chemin de l'école, ou à un barrage. -Protéger des villageois contre telle déprédation -Chercher une aide juridique auprès d'organismes de défense compétents, notamment du coté israélien.
  5. Accompagner signifie demeurer solidaire des personnes, et plaider pour le respect de leurs droits, localement et aussi auprès des institutions qui participent à ce programme, notamment dans les pays d'origine, en vue d'éclairer l'opinion ou d'interpeller des responsables politiques.

4. Témoins de la réconciliation dans l'accompagnement

On connaît la phrase de celui qui est considéré comme le père de la chirurgie moderne, Ambroise Paré : « Je le soigne, Dieu le guérit ». J'ai envie de dire de cette mission œcuménique : « Nous les accompagnons, Dieu les réconcilie ».

Mais réconcilier qui avec qui ? Juifs et arabes ? Israéliens et Palestiniens ? Chrétiens et juifs ? Chrétiens et musulmans ? Ou bien chacun avec soi-même ? Et puis que signifie exactement réconcilier dans ce contexte ? Vaincre la violence qui régit les rapports inter-communautaires ?

Si on les interrogeait individuellement, les motivations profondes des Accompagnateurs œcuméniques, aux origines très diverses, ainsi que leurs compréhensions du conflit israélo-palestinien accuseraient sans doute de nombreuses différences. Mais toutes et tous ont un objectif de paix, et ont pour ambition d'apporter leur modeste contribution au dépassement de la violence.

Il convient de rappeler que la mission d'accompagnement du Conseil œcuménique s'est très largement inspirée depuis son début du travail des Christian Peacemakers Teams, mouvement non-violent, qui continue d'ailleurs à œuvrer en Palestine en collaboration avec le programme oecuménique ; à Hébron, par exemple.

Mais le concept de « non-violence » comporte une certaine ambiguïté. D'une part, il évoque la cessation de la violence, une autre façon de parler de paix. Il désigne ainsi un statut, aboutissement d'un processus plus ou moins long. D'autre part, cette expression désigne une manière de lutter, de régler un conflit, de faire valoir une cause.

La signification de la présence des militants pacifistes dans le conflit israélo-palestinien est piégée par cette ambiguïté. Le simple fait que le retrait des Territoires occupés par les Israéliens figure explicitement dans les objectifs du programme œcuménique les fait considérer comme pro-palestiniens. Même s'ils dénoncent et fustigent la violence de l'occupation des Territoires, et l'oppression de la population par la force militaire, même s'ils emploient des moyens non-violents, on peut leur reprocher de poursuivre un objectif politique partisan. Ils n'ont plus le caractère d'artisans de paix, mais sont vus comme autant de soutiens apportés à la cause palestinienne toujours suspecte de terrorisme et de fanatisme anti-israélien.

Mais y a-t-il une autre voie ? On ne peut pas ne pas être solidaire des victimes de l'injustice, d'une politique qui ignore leurs droits et qui use de ka force armée pour s'imposer (colonisation, confiscation de terres, déplacements de populations). On est obligé de choisir son camp.

Les chrétiens palestiniens ont cependant un rôle spécifique : Tout en défendant les droits des palestiniens, ils réaffirment avec force le droit d'Israël à exister. Ils ne se limitent pas à revendiquer la réparation des dommages subis. Ils proposent le partage d'une terre qu' ils étaient pourtant seuls à occuper jusqu'alors. Par exemple, le Père Elias Chacour, prêtre israélien arabe melkite, ne cesse de plaider pour l'accueil des Israéliens et pour leur établissement dans le pays. « Seulement, ajoute-t-il, nous voulons être leurs frères, pas leurs esclaves. »

Dans une telle situation d'affrontement, il faut savoir accepter d'être traités de pro-palestiniens. Dans une guerre, personne n'est objectif. Il y a les amis et les ennemis, point final. Mais il ne faut pas s'y résigner. Il faut continuer à parler, à tenir le langage de la paix, de la relation fraternelle et du partage, tout en poursuivant une lutte active non-violente pour la justice (politiques de désinvestissement boursier, de boycott, de suspension provisoire de relations universitaires, etc.). Il importe par des pressions ou des arguments non-violents d'obtenir un résultat politique.

On a dit à Athènes, au cours de Conférence mondiale pour la Mission et l'Evangélisation (en ce mois de mai 2005) que guérison et réconciliation sont des processus. Or, les processus s'accompagnent … Obtenir le retrait des forces israéliennes des Territoires occupés en Palestine relève de l'accompagnement. Cet objectif n'e saurait être un acte de réconciliation ni même de « guérison », au sens politique du terme.

Il importe que, par son accompagnement, le Conseil Œcuménique des Eglises, en relation étroite avec les églises palestiniennes, atteste et proclame que la douloureuse histoire de ce conflit est appelée à s'engager dans un processus de réconciliation. Et pour cela il est un grand besoin de l'aide et du soutien des Eglises sœurs au niveau international.

Conclusion

A la fin de cet exposé, permettez-moi de vous faire part de quelques réflexions personnelles, qui n'engagent que moi évidemment. Mais il me plaît de préciser que je ne les aurais probablement pas écrites avant mon séjour là-bas.

Pour le chrétien, la réconciliation appartient à la grâce de Dieu. Comme la liberté, la joie ou l'espérance, elle ne peut être saisie que par la foi, reçue comme un don. Le croyant est le serviteur (ou ministre) de la réconciliation, pas son artisan. Dans les situations de conflit ou de violence, il importe d'écarter ce qui lui fait obstacle, ce qui l'empêche de se manifester. Vivre la réconciliation, personnellement ou en Eglise, implique une conversion. Abandonner les préjugés, les programmes, les intérêts, et recevoir l'autre pour ce qu'il est et pour ce qu'il vit. Trouver avec lui la route où marcher ensemble.

Cf. II Co. 5 /19-20a : « C'est Dieu qui en Christ a réconcilié le monde  avec lui-« même, ne mettant pas leurs fautes au compte des hommes, et mettant en nous la parole de « réconciliation. C'est au nom du Christ que nous sommes en ambassade … »

Le conflit israélo-palestinien est une invitation pour toute la communauté humaine à réapprendre à dire la réconciliation, à dire Dieu ou le secret du monde. Relativiser nos certitudes, nos expériences fondatrices, nos doctrines plus ou moins révélées. Non pas à cause d'une culture du doute, d'une exaltation de l'indifférence, ou d'un rationalisme triomphant, mais seulement par respect pour tous ceux qui nous accompagnent à la surface de notre petit grain de poussière terrestre.

Dieu est plus grand que cela, et il faut bien que les croyants se le disent les uns aux autres sans relâche. Rien dans ce monde ne nous appartient. Aucun patrimoine, aucune promesse, aucune histoire, aucune conquête, aucun travail ne peuvent justifier l'instinct de propriété, notre désir de posséder. Si l'être humain a une place éminente sur la terre, il n'en est sûrement pas le maître ultime. L'histoire de l'humanité a montré que toute tentative de souveraineté dans ce sens a pour seul résultat de devoir accepter de n'être qu'un colosse aux pieds d'argile (cf. le prophète Daniel). Dans le passé, cela s'est vérifié au niveau des pouvoirs politique, social, culturel, économique. Il y a fort à parier que cela se manifestera bientôt dramatiquement aussi dans les domaines scientifique et technologique. Tout passe…

C'est aussi vrai dans les domaines religieux et spirituel. Quiconque se croit éternel, quiconque croit pouvoir faire de la résurrection un argument de son discours pour faire triompher ses convictions, doit se souvenir qu'en tout cas il doit d'abord mourir. Et qu'après, rien ne lui appartient plus. Espérer … jusqu'à la fin du parcours. Et en attendant, croire en Dieu, en la vie, et aimer les autres, les respecter, les découvrir, leur ouvrir son cœur, sans aucune violence qui détruise chez eux ce qui n'appartient à personne. C'est ce que m'apprend l'évangile de Jésus-Christ que j'aime.

Le pays d'Israël-Palestine est sans doute un site test à ce sujet : Les diverses familles spirituelles présentes au Proche-Orient (sur cette terre où elles s'enracinent toutes plus ou moins) risquent, chacune d'elles, leur avenir dans l'affrontement de leurs adeptes. Mais, en ouvrant les chemins de la paix et en en payant le prix, elles peuvent aussi en ressortir purifiées, renouvelées, rajeunies, et redevenir la lumière pour le monde, bien ternie aujourd'hui. Mais là encore et toujours, il faut commencer par abandonner nos propres lumières, et s'apprêter à recevoir celle qui vient d'ailleurs.