Assemblée Générale de l'Association Francophone Œcuménique de Missiologie
23-24 mai 2003
Présentation d
Edouard LITAMBALA MBULI

 

La mission du théologien en Europe et ailleurs

0. Introduction

            Je tâcherai de parler du thème proposé à notre réflexion dans le contexte africain, et congolais en particulier. Une question qu’on pourrait se poser lorsqu’on réfléchit sur la mission du théologien est celle de savoir sur quels critères le théologien se réfère-t-il lorsqu’il fait profession théologique ? En d’autres termes, pour qui travaille-t-il : est-ce pour le peuple, pour le Royaume de Dieu, pour l’Eglise ou pour Dieu ? La manière d’aborder ces questions implique des réponses diversifiées dans la mesure où le point de départ de sa réflexion risque d’engager le débat dans d’autres champs d’activités théologiques. 

            Pour ma part, je partirai d’une enquête publiée dans les Actes de la 17è Semaine Théologique de Kinshasa, consacrée à la Théologie africaine. Bilan et Perspectives. La sœur TSHIBOLA Kalengayi à qui les organisateurs de la Semaine Théologique avaient demandé de donner une conférence sur la Femme africaine devant la théologie africaine, livre le questionnaire et le résultat de l’enquête qu’elle a menée auprès de 20 mamans congolaises intellectuelles (graduées et licenciées). A la 1ère question posée individuellement : « que comprends-tu, toi, femme africaine zaïroise, quand on te parle de la Théologie africaine ? » Leur réponse a été unanime : « Nous n’y comprenons rien. Et cela ne nous dit rien. Cela ne nous intéresse pas. Nos théologiens parlent et écrivent en un langage abstrait, théorique qui nous dépasse parce que nous n’y sommes pas préparées. Nous nous demandons quel objectif ils poursuivent. Y a-t-il une théologie qui nous aurait été donnée et qui n’est pas bonne pour nous ? Nous ne comprenons pas »1.

            Cette réponse interpelle en un double sens : d’abord par le fait que le contenu théologique n’intéresse pas son destinataire pour la simple raison que qu’il n’est pas associé par la réflexion qui élabore ce contenu; ensuite le langage qui sert de le communiquer ne lui est pas accessible. Il se pose alors la question herméneutique qui semble occuper actuellement la théologie qui « tend à se comprendre non pas simplement comme un discours sur Dieu mais comme un discours qui réfléchit sur le langage sur Dieu, un discours sur un langage qui parle humainement de Dieu »2.

            Mais ce qui interpelle encore davantage, c’est que dans la suite de leur propos, ces femmes se réfèrent à une théologie contextuelle. Car, elles disent ne pas comprendre la théologie africaine qui se fait en Afrique, comparativement à une autre théologie qui s’élabore loin de l’Afrique, à savoir la théologie de la libération en Amérique latine. Celle-ci est concrète et opérationnelle, touchant aux réalités de la vie. Dès lors, une interrogation devrait habiter le théologien : comment faire de la théologie face aux questions qui traversent la société et l’Eglise en quête de vie ? Cette question, me semble-t-il, touche à la fois au contenu et à la méthode théologiques.

            Par rapport à cette double préoccupation, mon intervention comportera deux volets : le discernement des attentes du peuple et l’élaboration d’un travail théologique.

I. A l’écoute des aspirations du peuple

            La véritable espérance chrétienne, disait en substance B. Sesboüé, se fonde sur la vérité qu’il faut regarder et discerner avec lucidité3. En effet, la vérité qui sert  de fondement de l’espérance chrétienne fait l’objet de la théologie. Elle se cherche au cœur de la vie où les gens s’interrogent avec intensité sur le comment sortir de la crise qui les frappent au quotidien, pour mieux vivre. Lorsqu’on se met à leur écoute pour réfléchir avec eux sur les problèmes de vie, le désir de vie qu’on peut dégager de leurs aspirations est immense et profond. Mais il a besoin d’être mûri par un travail de discernement qui exige du théologien d’aiguiser le sens de l’écoute afin de découvrir les enjeux de ces aspirations. Pour le peuple africain, comment vivre en chrétien dans cette Afrique tiraillée entre les impératifs vitaux et les exigences de l’Evangile ? Le peuple est interpellé à la fois par la vie et l’Evangile. En effet, le manque du minimum vital, non seulement humilie, mais il force à se compromettre dans le phénomène de la débrouillardise. Les femmes interrogées le reconnaissent par exemple dans le petit commerce où il est quasiment impossible de ne passer par la corruption.

Le peuple a besoin d’être éclairé et accompagné dans l’effort de survie, car il est déjà sollicité de part en part par les nouveaux mouvements religieux qui lui promettent souvent des solutions faciles et immédiates. Le père Léon de Saint Moulin le recommande en termes clairs dans une autre enquête faite sur l’éducation, le développement et la prière en République Démocratique du Congo: « le théologien et le pasteur qui veulent évangéliser une telle population ont à partager ses souffrances et ses espérances, ils ne peuvent se contenter de lui proposer une lecture de la vie à partir de la seule révélation et du magistère. L’Esprit agit par les apôtres, mais il agit en même temps dans les auditeurs… La présence et l’activité de l’Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et l’histoire, les peuples, les cultures et les religions. Le travail de lecture scientifique de la vie chrétienne en Afrique est un effort pour lire la réalité comme « signes des temps » et se mettre à l’écoute de ce que l’Esprit dit aujourd’hui aux Eglises »4.

On peut situer à ce niveau l’enjeu du travail théologique qui exige une concertation avec le peuple. Le rôle du théologien peut être alors significatif dans la mesure où, en tant que croyant, il « a reçu une vive conscience des problèmes posés par l’exercice de la foi à une époque ou dans une culture donnée, et qui est capable de les lire, de les interpréter et de les articuler, et cela en communion avec le peuple de Dieu, seul sujet adéquat de la théologie comme de la foi »5. En effet, si on lui attribue le rôle de guide, disait A. Vanneste, « on ne croit plus qu’il puisse l’exercer sans participer directement à la vie concrète de la communauté chrétienne. Il n’a plus le droit de se désintéresser de ce qu’on appelait jadis les secteurs profanes de la vie. Car si le processus de l’incarnation est complexe, il est en même temps un et indivisible, il concerne en effet la vie toute entière. Faire de la théologie aujourd’hui, ce n’est plus uniquement écrire des Sommes théologiques, c’est aussi préparer les Constitutions du genre de Gaudium et Spes qui sont précisément à revoir constamment. La théologie ne s’élabore plus sans référence aux signes de temps. La praxis est devenue un lieu théologique et on ose même prétendre que la théologie doit surgir d’en bas »6.   

II. L’élaboration du travail théologique

            Se mettre à l’écoute du peuple pour discerner ses attentes est une exigence de vérité qui se cherche au cœur de la vie. Le théologien est voué à ce travail de recherche pour tâcher de répondre au dynamisme de la foi qui par nature « tend à l’intelligence, car elle ouvre l’homme à la vérité concernant sa destinée et la voie pour l’atteindre »7.  L’exigence de vérité éviterait donc de faire une théologie au sens « utilitaire ». Car ce à quoi aspire le peuple est évidemment le minimum vital, mais cela ne peut pas constituer la seule occupation théologique. Au service du peuple, la théologie n’est-elle pas davantage un questionnement dans la manière de dire Dieu au cœur des attentes humaines ? Peut-on affirmer en effet qu’ « elle est une interrogation de la foi face aux situations concrètes des individus et des peuples. Elle est mise en jugement de l’homme et de ses valeurs devant l’Evangile : c’est son rôle prophétique. La théologie apparaît ainsi, non comme un travail de dilettante étranger à l’homme réel, mais comme la forme la plus exaltante de la foi vécue dans toutes ses dimensions »8.

            Depuis le concile Vatican II, le mouvement théologique est caractérisé entre autres par la relation au monde. On retrouve cette préoccupation dans la Constitution pastorale Gaudium et Spes qui oriente « le débat sur le rapport entre Eglise et monde vers une dialectique ouverte, marquée par la réciprocité d’apports et vouée à une herméneutique communautaire… Cette prise en compte a conduit à une théologie où l’on souligne la portée sociale de la foi. C’est ce qui habite tout le courant des théologiens africains qui insistent sur la libération socio-économique et politique. L’activité en faveur de la justice et la participation à la transformation du monde apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’évangile… »9.

            La portée sociale de la théologie est certes importante, mais elle ne devra pas à induire une théologie utilitariste, comme si le principe de base qui fonderait la théologie dans le contexte africain serait l’ » utile ». Il y aurait danger de pratiquer une théologie intéressée aux besoins matériels immédiats. Ne faudrait-il pas s’interroger par exemple sur le pourquoi de la crise ? Quels en sont les enjeux, les voies et moyens d’en sortir pour ne pas seulement vivre ici et maintenant ? Dans cette ligne de recherche, On n’oubliera pas que l’africain est plus marqué par la pauvreté plus profonde que la pauvreté matérielle. C’est ce que les théologiens africains comme J.M. Ela appellent « pauvreté anthropologique », à laquelle la théologie doit s’atteler pour que « les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn 10, 10).

Le professeur Ngindu Mushete attire l’attention sur l’unité de la vie, l’un des thèmes majeurs de la théologie en Afrique. Il s’agit de situer l’homme par rapport à lui-même, mais il est un être social ouvert aux autres et au monde. A l’heure qu’il est, la théologie africaine devrait tenir compte du destinataire africain, avec qui le contenu théologique est élaboré et la démarche dialogale amorcée.

La mission du théologien en contexte africain sera un travail de collaboration avec le peuple, travail qui articule le désir de vie avec la régulation de la foi en Jésus-Christ. Ce travail pose en fait le problème méthodologique majeur, celui de la transmission authentique et fidèle du Message de Dieu aux fidèles des savanes et forêts africaines, en respectant leur catégories mentales, leurs conditionnements socio-culturels. La préoccupation méthodologique traduit la question de fond : que signifie être chrétien, théologien en Afrique où la dignité de l’homme est ‘bafouée’ ? Comment relever les défis et assumer les ‘drames’ de la société africaine pour venir au secours des villages opprimés et leur donner, leur ‘injecter’ l’espoir ? 10. Car s’il est donc entendu que la théologie est un service, celui-ci est essentiellement une mise en relation. Faire de la théologie, c’est dialoguer avec ses destinataires. De ce fait, la théologie sera comprise comme une activité vivante, non acquise une fois pour toutes, mais qui naît du cœur de la foi de l’Eglise, et dont l’objectif consiste à tisser des liens entre la foi de toujours et la vie d’aujourd’hui qui11.

L’unité de la vie exige en outre une réflexion sur le devenir du peuple afin qu’il se prépare à affronter et à assumer l’avenir avec responsabilité. Une théologie de l’espérance telle que le veut J. Moltmann est à considérer. Elle mobilise le croyant à ne pas s’accommoder de la seule réalité donnée et présente. En effet, le Dieu qui se donne est Celui de l’exode, c’est-à-dire le Dieu dont « le nom est celui de la route, un nom de la promesse, qui ouvre un nouvel avenir et dont on saisit la vérité dans une histoire, puisque sa promesse en dévoile l’horizon d’avenir »12. On ne se contentera pas de vivre au jour le jour, en privilégiant la dimension présente ; le présent comme facteur de réalisation de l’homme est en même temps une tension vers l’avenir où il deviendrait plus humain qu’il n’a été.

III. En conclusion

La théologie africaine a connu un parcours historique laborieux. La théologie missionnaire considérée, comme toile de fond de l’émergence de la théologie africaine, est caractérisée par trois types de théologies, à savoir la théologie du « salut des âmes », celle relative à l’implantation de l’Eglise et la théologie de l’adaptation et des « pierres d’attente ». On comprend que le but poursuivi par la théologie missionnaire consistait à convertir à l’Evangile les personnes et les sociétés africaines pour implanter l’Eglise.

Cet arrière-fond de l’histoire missionnaire a vu naître la théologie africaine qui connaît en elle-même des approches théologiques différentes. L’insistance au départ sur l’incarnation du message chrétien exige qu’on travaille actuellement à une théologie critique qui sache articuler les sources de la révélation chrétienne avec les problèmes de vie. Ceux-ci interpellent le théologien à interroger la révélation en et par Jésus-Christ, pour voir dans quelle mesure la Parole de Dieu est-elle pertinente pour l’Afrique en crise profonde et multidimensionnelle ? La théologie, dans le sens que lui donne Kä Mana, a un rôle de participer à la reconstruction de l’Afrique. Elle peut également jouer un rôle de libération qui, selon J. M. Ela, emboîte le pas d’un Dieu libérateur de l’homme pauvre et opprimé.

Mais la théologie qui se veut africaine ne peut pas oublier d’intégrer la dimension de la croix. Celle-ci ne conduit pourtant pas à la résignation, mais à l’assomption de la souffrance comme élément de la condition humaine. En effet, « la parole de la croix, dans l’exacte mesure où elle est une contestation et une critique radicale du monde tel qu’il est, de l’homme tel qu’il vit, est porteuse de salut »13.

Edouard LITAMBALA MBULI



1 TSHIBOLA Kalengayi, Femme africaine devant la théologie africaine, dans Actes de la Dix-septième Semaine Théologique de Kinshasa (2-8 avril 1989). Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1989, p. 273.

2 Cl. GEFFRÉ, Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie. Paris, Cerf, 2001, p. 14. On lira avec intérêt son livre « Le christianisme au risque de l’interprétation, coll. Cogitatio Fidei, 120. Paris, cerf, 1997.

3 Cf. B. SESBOÜÉ, D’une société de chrétienté à une Eglise minoritaire. Conférence donnée aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur, 13 mai 2003.

4 L. de SAINT MOULIN, Education, développement et prière. Une enquête dans les zones de Barumbu, Kinshasa et Lingwala, dans RAT, 20, 1996, p. 23-24.

5 R. DE HAES, Le rôle du théologien dans la lecture des langages de notre temps, dans Foi chrétienne et langage humain. Actes de la Septième Semaine Théologique de Kinshasa. Kinshasa, Facultés catholiques, 1972, p. 35-36.

6 A. VANNESTE, Parole de Dieu et langage des hommes, dans RAT, 20, 1986, p. 171.

7 CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien, dans RAT, 15, 1991, p. 95.

8 E. MVENG, Théologie et langages, dans RAT, 10, 1986, p. 191.

9 A. KABASELE Mukenge, La parole se fait chair et sang. Lectures de la Bible dans le contexte africain. Kinshasa, Médiaspaul, 2003, p. 19.

10 On peut lire avec intérêt  J. M. ELA, L’Afrique des villages.

11 Cf. B. CHENU et M. NEUSCH, Théologiens d’aujourd’hui. Vingt portraits. Paris, Bayard/Centurion, 1995, p. 164-165.

12 J. MOLTMANN, Théologie de l’espérance. Etudes sur les fondements et les conséquences d’une eschotologie chrétienne, (coll. Cogitatio Fidei, 50), traduit de l’allemand par Françoise et Jean-Pierre THEVENAZ. Paris ? Cerf-Mame, 1970, p. 28. La compréhension théologique de l’eschatologie chrétienne articule le « déjà-là » et le « pas-encore ». Elle consiste à se centrer sur le Règne de Dieu. A l’attente de ce Règne se rattache celle de voir les hommes parvenir à la vie, c’est-à-dire à leur vraie destination. Et une vie croyante portée vers cette destination s’inscrit dans « une migration historique, qui s’effectue comme un départ et comme une obéissante disponibilité à l’avenir : une vie que l’on reçoit de la promesse et qui est ouverte à la promesse » (Ibd, p. 232). 

13 A. KABASELE Mukenge, o. c., p. 26. L’auteur cite J. ZUMSTEIN, Paul et la théologie de la croix, dans ETR  76, 2001.